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Du trop de réalité !
Du trop de réalité !
[size=32]Mes mille et une nuits à lire[/size]
Blog d'un lecteur assidu
16 août 2011
[size=32]Annie Lebrun, essayiste et poète, proche tardive d'André Breton, tient solidement sa position de surréaliste et d'anarchiste viscérale.
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Dans "Du trop de réalité", essai superbement écrit en 2000, elle exprime une révolte totale contre le monde contemporain et en particulier contre ses productions culturelles. Coupables de tuer l'imaginaire, le rêve. Tout ce qui donne une valeur à la vie humaine et ouvre la possibilité de la liberté et d'avenirs multiples. Elle nomme cettte colonisation de notre for intérieur , le "trop de réalité", ce qui est une belle trouvaille.
Cet Essai a pu m'agacer. Car il n'est certes que déploration, et on a l'impression que tout le présent est à rejeter comme un bloc. Même si Annie Lebrun se tient à distance des penseurs réactionnaires, qui critiquent la modernité d'un point de vue "latéral" et erroné selon elle, il n'empêche que parfois elle frôle leurs rives où se régurgite une haine rance de la démocratie. Par exemple lorsqu'elle cède à évoquer, tarte à la crême de la pensée mélancolique, les "hordes" ou la "piétaille" qui participe aux grands évènements culturels.
Et puis il y a cette furie à vouloir tout transformer en symptômes, en faisant elle-même ce qu'elle reproche à l'époque: tout mettre au même niveau. Ainsi la philosophie de la "déconstruction" (dont Derrida est la figure de proue), à qui elle impute bien des tares, est-elle jugée aussi déplorable que Disneyland, ou la réhabilitation contestable du Patrimoine. Le "Printemps des poètes", dont elle éreinte avec persuasion et humour acide certains choix, est décrit comme une manoeuvre d'anéantissement intellectuel comparable aux propagandes totalitaires du siècle dernier... C'est tout de même un peu grandiloquent, Mme Lebrun...
Ecoeurée par l'époque, Annie Lebrun n'a plus l'envie de chercher ce qui, aujourd'hui même, résiste aux logiques dominantes. Elle se tourne vers un passé glorieux. Vers Baudelaire, Breton, Jarry, Sade surtout.
Il reste que par cette expression - "trop de réalité"-, elle touche à une idée qui vise juste. Et ses analogies apportent parfois de l'eau au moulin comme quand elle constate la simultanéïté frappante entre les destructions de la Nature et du monde imaginaire, deux processus qui n'en font qu'un. Il devient impossible de rêver à une aventure dans la campagne car elle n'existe plus, il n'y a plus que des "espaces" aménagés, thématisés, résolus d'avance. A l'appauvrissement écologique correspond celui du sensible. Ce rapprochement n'est pas le moindre mérite de ce livre.
Ce présent qui nous mutile, c'est "la réalité excessive que la surabondance, l'accumulation d'informations gavent d'évènements dans un carambolage d'excès de temps et d'excès d'espace".
Sous ce déferlement il nous devient impossible de nous tenir à distance de ce qui est (elle ne le souligne pas, mais c'est sans doute ce qui explique aussi l'explosion du stress et de ses pathologies liées).
Annie Lebrun en veut aux intellectuels, philosophes, romanciers, linguistes, psychanalystes, en particulier tous ceux qui "expliquent" sans cesse. Car ils se sont rendus complices, depuis le structuralisme, de la destruction des "réserves d'irréalité", des "poches d'obscurité" (où le surréalisme voyait la clé d'une vie nouvelle) et finalement de la sensibilité. Ainsi en est-il de cette littérature crue anatomique, qui s'est déployée au nom de la liberté, alors qu'elle est la négation même de la singularité du désir.
Complices de ce coup de force, les artistes le sont aussi.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, jamais l'art n'a été autant au service du pouvoir. La subversion a été habilement intégrée, institutionnalisée.L'artiste a été reconverti en fabriquant civique de "lien social" et la culture transformée en animation socio-culturelle. Imagine t-on Rimbaud et Van Gogh en "animateurs" ?
Le "trop de réalité", cette invasion des esprits, qu'il rend incapables d'échappées, mais aussi de compréhension globale et de critique radicale, passe aussi par la destruction du langage (Lebrun est ici Orwellienne, ou plutôt confirme la prophétie de l'auteur de 1984 qu'étrangement elle ne cite pas). C'est un passage très convaincant du livre.
Dans ce vacarme d'informations, de communication, les mots se démonétisent, se transforment en stéréotypes. "Alors, au lieu d'aider la pensée à devenir, la langue la freine". Lebrun fournit de nombreux exemples de cette évolution du langage, de l'usage des euphémismes systématiques ("frappes chirurgicales") ou au contraire de la brutalité ("bébés éprouvettes"), des faux euphémismes aussi, traduisant le recul du sensible ("SDF") et le mépris de l'individu fondu dans la catégorie. Cet appauvrissement du langage en annihile aussi l'énergie poétique.
Ainsi Lebrun est-elle pertinente quand elle analyse la prolifération du terme "Espaces" (loisirs, santé...) pour tout désigner. Il s'agit d'en finir avec "l'indétermination", donc avec la liberté.
A travers cette réalité qui nous bombarde sans cesse, ce sont des modèles de comportement et de pensée qui s'imposent. Les officines de management diffusent leurs valeurs dans toute la société. Ainsi, l'homme "connecté", "adaptable", a t-il été prôné par les manuels de management qui clamaient : "l'adaptabilité est bien la clef d'accès à l'esprit réseau".
On ne s'étonne plus ainsi des incohérences des figures publiques, de ce qu'autrefois on tançait comme des "retournements de veste". Aujourd'hui c'est un comportement normal et presque valorisé dans ses pires excès (et il est vrai qu'un Eric Besson, un Kouchner, un Hisch, une Amara, n'ont pas laissé filtrer le moindre sentiment de honte et ont été largement épargnés par les médias et l'opinion). Dans le domaine intellectuel, un Philippe Sollers raconte avec un sourire malicieux les innombrables changements de pied qu'il commit, conformes à ce "libertinage" qu'il célèbre. Annie Lebrun définit ce phénomène comme "la rationalité de l'incohérence" (ou de l'inconséquence) désormais proposée en modèle de vie.
La lutte contre ce qui est irréductible en chacun de nous passe aussi par l'affiliation forcée à une communauté, à une ressemblance. Avec toujours la complicité de pensées qui se disent critiques ("le politiquement correct" inspiré de la déconstruction). Ainsi la portée libératrice de certaines oeuvres est-elle balayée au profit d'une lecture purement identitaire. Il en est par exemple d'un certain féminisme : l'Olympia de Manet devient non plus une expression du désir et de son caractère obscur, mais un tableau méprisant car il rabaisse la Femme... Et Toulouse-Lautrec assimile les femmes à des prostituées... Et l'on va reprocher à Aimé Césaire, du point de vue de la "Créolité", le fait que son oeuvre puisse inspirer tous les peuples.
Partout "le trop de réalité" comble les vides où pourrait se déployer la liberté. Les corps sont colonisés, uniformisés. Le passé, dans lequel les rêves pourraient se ressourcer, est lui aussi assailli. On a ainsi sérieusement songé à construire un château du Graal en forêt de brocéliande et à aménager Auvers Sur Oise en spectacle sons et images permanent pour faire sentir la présence des impressionnistes... La réhabilitation du Patrimoine, au lieu de laisser le temps faire son oeuvre, réinterprète "librement" mais à notre place. L'art se doit d'être brutal, comme par exemple les Installations qui envahissent les musées.
Le meilleur exemple de ce "trop de réalité" est la subsitution de Disneyland aux contes de fées, évènement que l'auteur juge "catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers".
Au terme de cette réflexion sans doute émaillée d'exagérations, d'analogies contestables, de réductions injustes, Annie Lebrun a tout de même mis le doigt sur une lame de fond qui menace aujourd'hui les plus précieuses spécificités de l'âme humaine.
Significative est sa conclusion, qui tombe brutalement. Elle ne verse guère dans l'espoir. La solution est individuelle, et Annie Lebrun la choisit toute seule, sans même nous la conseiller : "En attendant, qu'on ne me demande pas de reconnaître quoi que ce soit à un monde où je ne cherche plus que des traces de vie insoumise.". Elle ose tout de même, l'anarchisme étant collectiviste, une petite phrase d'ouverture à un avenir ensemble : "D'autres, j'en suis sûre ont cette passion (de l'insoumission)".
Il s'agit pour chacun de nous de protéger et de reconquérir "sauvagement" notre liberté intérieure. Appel, qui dépouillé de ses démesures, mérite d'être
L'imagination Contre Le Trop De Réalité (Annie Lebrun)
[size=32][/size][size=32]Annie Lebrun, essayiste et poète, proche tardive d'André Breton, tient solidement sa position de surréaliste et d'anarchiste viscérale.
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Dans "Du trop de réalité", essai superbement écrit en 2000, elle exprime une révolte totale contre le monde contemporain et en particulier contre ses productions culturelles. Coupables de tuer l'imaginaire, le rêve. Tout ce qui donne une valeur à la vie humaine et ouvre la possibilité de la liberté et d'avenirs multiples. Elle nomme cettte colonisation de notre for intérieur , le "trop de réalité", ce qui est une belle trouvaille.
Cet Essai a pu m'agacer. Car il n'est certes que déploration, et on a l'impression que tout le présent est à rejeter comme un bloc. Même si Annie Lebrun se tient à distance des penseurs réactionnaires, qui critiquent la modernité d'un point de vue "latéral" et erroné selon elle, il n'empêche que parfois elle frôle leurs rives où se régurgite une haine rance de la démocratie. Par exemple lorsqu'elle cède à évoquer, tarte à la crême de la pensée mélancolique, les "hordes" ou la "piétaille" qui participe aux grands évènements culturels.
Et puis il y a cette furie à vouloir tout transformer en symptômes, en faisant elle-même ce qu'elle reproche à l'époque: tout mettre au même niveau. Ainsi la philosophie de la "déconstruction" (dont Derrida est la figure de proue), à qui elle impute bien des tares, est-elle jugée aussi déplorable que Disneyland, ou la réhabilitation contestable du Patrimoine. Le "Printemps des poètes", dont elle éreinte avec persuasion et humour acide certains choix, est décrit comme une manoeuvre d'anéantissement intellectuel comparable aux propagandes totalitaires du siècle dernier... C'est tout de même un peu grandiloquent, Mme Lebrun...
Ecoeurée par l'époque, Annie Lebrun n'a plus l'envie de chercher ce qui, aujourd'hui même, résiste aux logiques dominantes. Elle se tourne vers un passé glorieux. Vers Baudelaire, Breton, Jarry, Sade surtout.
Il reste que par cette expression - "trop de réalité"-, elle touche à une idée qui vise juste. Et ses analogies apportent parfois de l'eau au moulin comme quand elle constate la simultanéïté frappante entre les destructions de la Nature et du monde imaginaire, deux processus qui n'en font qu'un. Il devient impossible de rêver à une aventure dans la campagne car elle n'existe plus, il n'y a plus que des "espaces" aménagés, thématisés, résolus d'avance. A l'appauvrissement écologique correspond celui du sensible. Ce rapprochement n'est pas le moindre mérite de ce livre.
Ce présent qui nous mutile, c'est "la réalité excessive que la surabondance, l'accumulation d'informations gavent d'évènements dans un carambolage d'excès de temps et d'excès d'espace".
Sous ce déferlement il nous devient impossible de nous tenir à distance de ce qui est (elle ne le souligne pas, mais c'est sans doute ce qui explique aussi l'explosion du stress et de ses pathologies liées).
Annie Lebrun en veut aux intellectuels, philosophes, romanciers, linguistes, psychanalystes, en particulier tous ceux qui "expliquent" sans cesse. Car ils se sont rendus complices, depuis le structuralisme, de la destruction des "réserves d'irréalité", des "poches d'obscurité" (où le surréalisme voyait la clé d'une vie nouvelle) et finalement de la sensibilité. Ainsi en est-il de cette littérature crue anatomique, qui s'est déployée au nom de la liberté, alors qu'elle est la négation même de la singularité du désir.
Complices de ce coup de force, les artistes le sont aussi.
Contrairement à ce qu'on pourrait penser, jamais l'art n'a été autant au service du pouvoir. La subversion a été habilement intégrée, institutionnalisée.L'artiste a été reconverti en fabriquant civique de "lien social" et la culture transformée en animation socio-culturelle. Imagine t-on Rimbaud et Van Gogh en "animateurs" ?
Le "trop de réalité", cette invasion des esprits, qu'il rend incapables d'échappées, mais aussi de compréhension globale et de critique radicale, passe aussi par la destruction du langage (Lebrun est ici Orwellienne, ou plutôt confirme la prophétie de l'auteur de 1984 qu'étrangement elle ne cite pas). C'est un passage très convaincant du livre.
Dans ce vacarme d'informations, de communication, les mots se démonétisent, se transforment en stéréotypes. "Alors, au lieu d'aider la pensée à devenir, la langue la freine". Lebrun fournit de nombreux exemples de cette évolution du langage, de l'usage des euphémismes systématiques ("frappes chirurgicales") ou au contraire de la brutalité ("bébés éprouvettes"), des faux euphémismes aussi, traduisant le recul du sensible ("SDF") et le mépris de l'individu fondu dans la catégorie. Cet appauvrissement du langage en annihile aussi l'énergie poétique.
Ainsi Lebrun est-elle pertinente quand elle analyse la prolifération du terme "Espaces" (loisirs, santé...) pour tout désigner. Il s'agit d'en finir avec "l'indétermination", donc avec la liberté.
A travers cette réalité qui nous bombarde sans cesse, ce sont des modèles de comportement et de pensée qui s'imposent. Les officines de management diffusent leurs valeurs dans toute la société. Ainsi, l'homme "connecté", "adaptable", a t-il été prôné par les manuels de management qui clamaient : "l'adaptabilité est bien la clef d'accès à l'esprit réseau".
On ne s'étonne plus ainsi des incohérences des figures publiques, de ce qu'autrefois on tançait comme des "retournements de veste". Aujourd'hui c'est un comportement normal et presque valorisé dans ses pires excès (et il est vrai qu'un Eric Besson, un Kouchner, un Hisch, une Amara, n'ont pas laissé filtrer le moindre sentiment de honte et ont été largement épargnés par les médias et l'opinion). Dans le domaine intellectuel, un Philippe Sollers raconte avec un sourire malicieux les innombrables changements de pied qu'il commit, conformes à ce "libertinage" qu'il célèbre. Annie Lebrun définit ce phénomène comme "la rationalité de l'incohérence" (ou de l'inconséquence) désormais proposée en modèle de vie.
La lutte contre ce qui est irréductible en chacun de nous passe aussi par l'affiliation forcée à une communauté, à une ressemblance. Avec toujours la complicité de pensées qui se disent critiques ("le politiquement correct" inspiré de la déconstruction). Ainsi la portée libératrice de certaines oeuvres est-elle balayée au profit d'une lecture purement identitaire. Il en est par exemple d'un certain féminisme : l'Olympia de Manet devient non plus une expression du désir et de son caractère obscur, mais un tableau méprisant car il rabaisse la Femme... Et Toulouse-Lautrec assimile les femmes à des prostituées... Et l'on va reprocher à Aimé Césaire, du point de vue de la "Créolité", le fait que son oeuvre puisse inspirer tous les peuples.
Partout "le trop de réalité" comble les vides où pourrait se déployer la liberté. Les corps sont colonisés, uniformisés. Le passé, dans lequel les rêves pourraient se ressourcer, est lui aussi assailli. On a ainsi sérieusement songé à construire un château du Graal en forêt de brocéliande et à aménager Auvers Sur Oise en spectacle sons et images permanent pour faire sentir la présence des impressionnistes... La réhabilitation du Patrimoine, au lieu de laisser le temps faire son oeuvre, réinterprète "librement" mais à notre place. L'art se doit d'être brutal, comme par exemple les Installations qui envahissent les musées.
Le meilleur exemple de ce "trop de réalité" est la subsitution de Disneyland aux contes de fées, évènement que l'auteur juge "catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers".
Au terme de cette réflexion sans doute émaillée d'exagérations, d'analogies contestables, de réductions injustes, Annie Lebrun a tout de même mis le doigt sur une lame de fond qui menace aujourd'hui les plus précieuses spécificités de l'âme humaine.
Significative est sa conclusion, qui tombe brutalement. Elle ne verse guère dans l'espoir. La solution est individuelle, et Annie Lebrun la choisit toute seule, sans même nous la conseiller : "En attendant, qu'on ne me demande pas de reconnaître quoi que ce soit à un monde où je ne cherche plus que des traces de vie insoumise.". Elle ose tout de même, l'anarchisme étant collectiviste, une petite phrase d'ouverture à un avenir ensemble : "D'autres, j'en suis sûre ont cette passion (de l'insoumission)".
Il s'agit pour chacun de nous de protéger et de reconquérir "sauvagement" notre liberté intérieure. Appel, qui dépouillé de ses démesures, mérite d'être
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