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Jérusalem
Jérusalem
De mon philosophe favori :
André Comte-Sponville - publié le 26/02/2018
André Comte-Sponville, philosophe, est l'auteur de L'inconsolable et autres impromptus (PUF, 2018).
Jérusalem, ville qu'on dit « trois fois sainte », est l'un des lieux les plus explosifs du monde, comme un concentré de haines, de colères, d'antagonismes. Cela ne prouve rien contre la sainteté, mais confirme qu'aucune ville ne saurait y prétendre, ni aucun lieu, ni aucun peuple. Parce qu'il n'est de sainteté qu'individuelle, que personnelle, que spirituelle. Dieu, s'il existe, a donné une âme à chacun d'entre nous. Mais je n'ai lu nulle part qu'il ait donné une âme à quelque ville que ce soit. Comment l'une d'entre elles pourrait-elle être sainte ? On parle parfois de l'âme d'un lieu. Mais ce n'est que métaphore ou superstition. Autant adorer les idoles ou les reliques.
L'esprit du monothéisme est à l'inverse : « Tu n'adoreras qu'un seul Dieu », et que Dieu seul. Et l'esprit de l'humanisme, de même : « Il n'est permis d'adorer que l'homme », disait Alain, et mieux vaut, ajouterai-je, l'aimer comme individu (le prochain, dans sa fragilité et sa concrétude) que l'adorer comme abstraction (l'Homme ou l'Humanité). « Tu aimeras ton prochain comme toi-même... » Et qui voudrait s'adorer soi ? Qui pourrait adorer son prochain, c'est-à-dire n'importe qui ? Fais-lui plutôt du bien, quand tu le peux, comme tu t'en fais légitimement à toi-même. Là-dessus relisez la parabole du bon Samaritain, sur quoi tous peuvent s'entendre. Or les Samaritains, rappelons-le, se distinguaient notamment des Juifs en ce qu'ils refusaient la centralité religieuse de Jérusalem : eux préféraient prier en direction du mont Garizim, ce qui ne vaut pas mieux, ni moins, et confirme ce qu'il y a de relatif et de contingent dans ces données de géographie religieuse ou prétendument sacrée. Jésus, rencontrant une Samaritaine, le reconnaît à sa façon. « Nos pères ont adoré sur cette montagne, lui dit-elle ; et vous, les Juifs, vous dites que c'est à Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer. » Et Jésus de répondre : « Femme, crois-moi, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. »Là-dessus, nul n'est tenu de le suivre, mais chacun peut en méditer la leçon. Peu importe où tu pries, ou dans quelle direction. Soucie-toi plutôt du contenu de ta prière, et plus encore de ton prochain.
Il n'y a pas de ville sainte. Mais il y a des villes historiques, symboliques, qui appartiennent plus que d'autres, ou plus précieusement, à ce que l'Unesco appelle « le patrimoine mondial de l'humanité ». Et je n'en vois guère qui puissent, plus que Jérusalem, y prétendre. En Occident, on lui ajoutera volontiers Athènes : chacun sait que ces deux villes sont comme les deux pôles de notre civilisation - symbolisant la Révélation juive et la Raison grecque -, dont l'Empire romain opèrera, d'abord par le glaive, la difficile et toujours problématique synthèse. Et certes, s'il fallait choisir l'une des deux, je n'hésiterais pas : mon coeur et mon esprit opteraient pour l'Acropole. Mais il n'y a pas à choisir, et c'est ce que Rome, autre ville prétendument sainte et historiquement décisive, ne cesse de nous rappeler. La Révélation n'interdit pas de réfléchir, ni n'en dispense. La raison n'interdit pas de croire, ni n'y suffit. Et ni l'une ni l'autre ne tiennent lieu d'amour, ni de morale, ni de politique. De là une tension toujours entre ce que la raison connaît, ce que la foi ou la fidélité prescrivent, ce que le droit autorise ou interdit... Cela fait comme trois instances, qu'on ne saurait confondre ni replier tout à fait l'une sur l'autre. C'est ce que la laïcité nous rappelle, et que Jérusalem pourrait symboliser : l'écart irréductible entre la foi, la raison et le droit, en même temps que leur cohabitation nécessaire. C'est dire aussi que le droit, à Jérusalem comme ailleurs, doit collectivement l'emporter. Que les croyants prient pour la paix, en quelque lieu que ce soit, c'est ce qu'il faut souhaiter. Mais qui ne suffira pas à la faire.
Athènes et Jérusalem
André Comte-Sponville - publié le 26/02/2018
André Comte-Sponville, philosophe, est l'auteur de L'inconsolable et autres impromptus (PUF, 2018).
Jérusalem, ville qu'on dit « trois fois sainte », est l'un des lieux les plus explosifs du monde, comme un concentré de haines, de colères, d'antagonismes. Cela ne prouve rien contre la sainteté, mais confirme qu'aucune ville ne saurait y prétendre, ni aucun lieu, ni aucun peuple. Parce qu'il n'est de sainteté qu'individuelle, que personnelle, que spirituelle. Dieu, s'il existe, a donné une âme à chacun d'entre nous. Mais je n'ai lu nulle part qu'il ait donné une âme à quelque ville que ce soit. Comment l'une d'entre elles pourrait-elle être sainte ? On parle parfois de l'âme d'un lieu. Mais ce n'est que métaphore ou superstition. Autant adorer les idoles ou les reliques.
L'esprit du monothéisme est à l'inverse : « Tu n'adoreras qu'un seul Dieu », et que Dieu seul. Et l'esprit de l'humanisme, de même : « Il n'est permis d'adorer que l'homme », disait Alain, et mieux vaut, ajouterai-je, l'aimer comme individu (le prochain, dans sa fragilité et sa concrétude) que l'adorer comme abstraction (l'Homme ou l'Humanité). « Tu aimeras ton prochain comme toi-même... » Et qui voudrait s'adorer soi ? Qui pourrait adorer son prochain, c'est-à-dire n'importe qui ? Fais-lui plutôt du bien, quand tu le peux, comme tu t'en fais légitimement à toi-même. Là-dessus relisez la parabole du bon Samaritain, sur quoi tous peuvent s'entendre. Or les Samaritains, rappelons-le, se distinguaient notamment des Juifs en ce qu'ils refusaient la centralité religieuse de Jérusalem : eux préféraient prier en direction du mont Garizim, ce qui ne vaut pas mieux, ni moins, et confirme ce qu'il y a de relatif et de contingent dans ces données de géographie religieuse ou prétendument sacrée. Jésus, rencontrant une Samaritaine, le reconnaît à sa façon. « Nos pères ont adoré sur cette montagne, lui dit-elle ; et vous, les Juifs, vous dites que c'est à Jérusalem qu'est le lieu où il faut adorer. » Et Jésus de répondre : « Femme, crois-moi, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. »Là-dessus, nul n'est tenu de le suivre, mais chacun peut en méditer la leçon. Peu importe où tu pries, ou dans quelle direction. Soucie-toi plutôt du contenu de ta prière, et plus encore de ton prochain.
Il n'y a pas de ville sainte. Mais il y a des villes historiques, symboliques, qui appartiennent plus que d'autres, ou plus précieusement, à ce que l'Unesco appelle « le patrimoine mondial de l'humanité ». Et je n'en vois guère qui puissent, plus que Jérusalem, y prétendre. En Occident, on lui ajoutera volontiers Athènes : chacun sait que ces deux villes sont comme les deux pôles de notre civilisation - symbolisant la Révélation juive et la Raison grecque -, dont l'Empire romain opèrera, d'abord par le glaive, la difficile et toujours problématique synthèse. Et certes, s'il fallait choisir l'une des deux, je n'hésiterais pas : mon coeur et mon esprit opteraient pour l'Acropole. Mais il n'y a pas à choisir, et c'est ce que Rome, autre ville prétendument sainte et historiquement décisive, ne cesse de nous rappeler. La Révélation n'interdit pas de réfléchir, ni n'en dispense. La raison n'interdit pas de croire, ni n'y suffit. Et ni l'une ni l'autre ne tiennent lieu d'amour, ni de morale, ni de politique. De là une tension toujours entre ce que la raison connaît, ce que la foi ou la fidélité prescrivent, ce que le droit autorise ou interdit... Cela fait comme trois instances, qu'on ne saurait confondre ni replier tout à fait l'une sur l'autre. C'est ce que la laïcité nous rappelle, et que Jérusalem pourrait symboliser : l'écart irréductible entre la foi, la raison et le droit, en même temps que leur cohabitation nécessaire. C'est dire aussi que le droit, à Jérusalem comme ailleurs, doit collectivement l'emporter. Que les croyants prient pour la paix, en quelque lieu que ce soit, c'est ce qu'il faut souhaiter. Mais qui ne suffira pas à la faire.
Re: Jérusalem
Excellent article, empreint d'une grande sagesse. Il y a des villes historiques, symboliques mais pas saintes.
Re: Jérusalem
J'ai souvent cité André Comte Sponville dans le forum de Lara et dans celui de Nadou-Diviciac.Angèle a écrit:Excellent article, empreint d'une grande sagesse. Il y a des villes historiques, symboliques mais pas saintes.
Comte Sponville est entr'autres l'auteur de " c'est chose tendre que la vie" et surtout de "l'esprit de l'athéisme "
C'est un philosophe athée, mais lui, contrairement à Onfray, est resté un " ami de la sagesse", qui est objectif, non polémiste, qui se relit avant de publier, ne raconte pas de mensonges ou ne commet pas d'erreurs grossières, d'amalgames ou d'à-peu près douteux lorsqu'il parle d'Histoire et de Religions !
Ces deux auteurs sont de la même génération, mais quelle différence entre eux deux ! Mais l'un est le chouchou des médias qui l'invitent très souvent sur les plateaux de télévision....et l'autre est bien plus discret et modeste
L'un est un juge d'instruction très médiatisé, qui n'instruit qu'à charge, pour qui la thèse ( sa thèse ! )est suivie immédiatement de la synthèse.
L'autre est un juge d'instruction, bien peu médiatisé, mais qui instruit à charge et à décharge, et pour qui la synthèse est suivie de l'antithèse avant d'aboutir à la synthèse.
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